portrait-3-interrogatoire

Cela fait plus de 150 ans que nous sommes dans cette délicate situation, pas complètement vivants, pas complètement morts, et c’est aujourd’hui que vous avez décidé de vous en préoccuper ? Nos esprits errants sont liés à nos portraits. Et pour une raison qui m’échappe encore, nos tableaux sont progressivement en train d’être calcinés, gangrénés, par l’oubli, par la honte peut-être. Mais vous n’êtes pas là pour m’écouter me plaindre n’est-ce pas? Vous ne pouvez pas imaginer l’amertume, l’écume lancinante de n’être que “la femme de” l’adulé, l’écrivain de génie… Quoi qu’il en soit, je vais répondre à votre question. Le matin du 24 octobre, ma fille Adele était dans un état très préoccupant. Une migraine terrible qui n’arrivait pas à passer. D’un commun accord avec Emile Allix, notre médecin de famille, nous avons décidé de la mettre au repos forcé, sans autoriser les visites, pas même de la part de Victor. Par la suite, j’ai reçu un courrier… très instructif. Depuis quelques mois un certain Albert Pinson, lieutenant anglais en réserve sur l’Île tournait autour de notre petite communauté. Officiellement, parce qu’il était intrigué par le spiritisme, mais j’étais persuadée qu’une autre raison l’amenait à vouloir nous fréquenter aussi ardemment. Il prétendait qu’il était fils de pasteur, et semblait bien sous tous rapports, mais quelque chose en lui sonnait faux. Je voyais bien qu’Adèle, ma fille, tombait petit à petit sous son charme, elle qui avait donné tant d’espoir au pauvre Auguste semblait à présent complètement l’ignorer… J’ai donc demandé à quelques un de mes contacts d’enquêter sur cet homme venu de nulle part. Et sans surprise : son père n’a jamais été pasteur, au contraire c’était un soulard sans le sou… et qui sait quels autres mensonges M.Pison cachait encore ? J’aurais souhaité qu’il cesse de nous fréquenter immédiatement, mais avant de prendre une décision trop hâtive, je souhaitais en parler avec Victor. 

Comme d’habitude il était trop occupé pour m’accorder quelques minutes de son précieux temps. Après le dîner, ayant eut lieu aux alentours de 8h30, tout le monde s’est séparé, avec un rendez-vous trente minutes plus tard pour les fameuses séances de spiritisme. Je ne participe que très rarement à ces activités, qui me fatiguent, car j’y vois plus d’inconvénient que de plaisir. Je sens que ce passe-temps à quelque chose de dangereux pour la raison s’il est sérieux, et d’impie pour peu qu’il s’y mêle la moindre supercherie… mais ce soir là j’ai décidé d’en être. 

M. Jules était déjà fortement instable, et je n’ai pas été surprise le moins du monde au moment où il a dépassé le point de non-retour. C’est comme si son corps et son esprit s’étaient mis d’accord pour soudainement faire cesser ses habituels excès, et son manque de morale. Evidemment je me suis dépêchée d’aller chercher un linge mouillé pour l’aider, je ne suis pas cruelle, et je ne me réjouis pas du malheur des autres. M. Pinson, en revanche, n’a pas levé le moindre petit doigt. Dans un angle de la pièce il regardait même la scène avec un petit sourire que je ne suis pas prête d’oublier.